Mon ami Schubert, j'écoutais ton quatuor N°13 en la mineur, et ma main courrait sur le papier pour gribouiller des sons noircis venus des profondeurs. Que j'ai voulu graver, comme ta musique, gravée, attachée aux cordes étendues que tu fais vibrer depuis le sombre néant. En mode mineur comme il se doit.
émergence / fracture / os
point de fortune et d'infortune
frappe le temps / pique l'ombre des pleurs des espaces des retours
le corps ténu émerge des marais / vers le haut / vers le haut
le ciel marche de cheveu en cheveu
parvient au bord de la pauvre caboche / de la pauvre douleur/ et de l'obstination
puis s'en revient, le ciel / et se rit de lui même
nous explorons les cavernes fécondes, l'ombre lisse, la terre du lendemain,
de main en main nous mêlons le vent, la graine, et l'horizon famélique
qui rendra compte à l'été de moissons inespérées
l'autre à présent s'échappe/ se frange de pureté limpide
danse et disperse les poids enchevêtrés
toute la place revient à la musique
En dessinant, en peignant, on ne restitue pas le réel, on l'invente. Je n'ai jamais eu d'intérêt, ou d'envie, à reproduire ce que je vois, tout en admirant les peintres qui savent s'inspirer, en s'en détachant, de la réalité
Picasso (pour moi le plus grand génie inventif de tous les temps) disait encore : la peinture est un métier d'aveugle. Il ne peint pas ce qu'il voit mais ce qu'il ressent.
Créer, c'est sortir pour un moment du monde, intérieur ou extérieur, amener une forme, une image, une formule intrusive qui fait exploser nos regards.
Je voulais être artiste. Je ne voulais pas faire quelque chose de beau, ou d'admirable (en suis-je d'ailleurs capable?). L'univers n'a pas besoin de moi, ni de mes yeux, ni de mes mains pour exister, et perdurer. A la nature appartient la perfection de l’Être, l'absolu, le temps qui ne s'embarrasse ni du bien, ni du mal. Je cherchais un espace imaginaire où je rencontrerais celles, ceux, qui cherchent comme moi, non l'invisible, mais l'immédiateté d'un art singulier dont rien ne reste, sinon une intention, un éclat d'humanité bousculée de son imperfection.
Combler ce besoin de laisser, loin de la beauté sidérante, loin de la laideur que nous distillons sans vergogne, une trace au creux de nos cavernes, deux mots, trois couleurs, et un trait d'incertitude, un feu qui s'étouffe et crache quelques cendres que le papier, ou le mur, ont parfois recueilli.
Car s'il ne raconte pas ce qui existe, notre cerveau humain rend compte, malgré lui, d'un espace potentiel où le chaos se heurte à l'ineffable.
Le monde est au dehors. Et nos esprit cognent à la porte.
Nées de la terre et du sel
Nées de la chair morte
Nées du vent qui porte à la pierre ce que le mot raconte
Coquilles de lait tiède durcies par les marées
Sarabandes d'os en cavale
Je vous reprends et je vous donne
La forme d'un rêve impossible
Vous dormez dans vos cages de silence
Et c'est moi qui ricane
On ramasse des éléments, venus d'ici, venus d'ailleurs. On les assemble. Dans cet assemblage on réunit des influences, des cultures, des terres éloignées. Je pensais aux "poupées Losso" du nord Togo, faites d'os, de bois et de perles, je saluais mes amis, Losso, Kabyè, Kotokoli, Bassar, je pensais à ces deux enfants petits dont le père disparu (Losso) était un de mes amis. Mes mains construisent ces poupées, ni pour copier, ni pour s'approprier, ni pour symboliser des choses que je ne suis pas en mesure de comprendre, juste un clin d’œil complice, un jeu. Juste un moment d'enfance retrouvée.
D'abord fermer les yeux
Laisser l'ombre trembler au bord des cils
Apprivoiser le ballet des phosphènes
Attendre...
On dit que la nuit engendre des monstres blancs
Mais derrière les paupières
Se déploient seulement l'exercice du vide
Et la poussière d'un rêve éteint
sept âges de vie
sept petites toiles carrées (20x20cm)
sept temps de réflexion !
Les murs se chiffrent en lettres pâles, et le passé, et le passé
reprend son droit de préemption sur les fils asservis
et le plâtre et le plâtre
s'écueille aux visages fendus
que les mots ont dressés en briques de silence.
Ceux qui vivent encore là
remontent peu à peu du fond des caves
où gisent leurs désirs en rubans de phrases mortes...
crissement bavard, bavant,
et puis c'est tout
Jeudi 3 octobre. Un très grand vieux monsieur (est-il plus vieux que moi après tout) fait une fois, puis deux le tour de l'expo, puis reprend les places une à une en lisant avec une attention soutenue tous les textes qui accompagnent les œuvres présentées. Il a fini. Il s'approche avec une sorte d'hésitation.
J'ai été très intéressé, surtout par les textes, me dit-il. Je réponds : merci, attendant la suite qui vient après mûre réflexion. C'est très fort, reprend-il, j'ai rencontré une émotion puissante à chaque nouveau poème. Dès le début on est happé par le sujet et la façon de l'aborder... Vous terminez souvent par une mise à distance un peu étrange, une sorte de pirouette, une forme de légèreté qui désamorce la bombe prête à exploser... Je laisse passer quelques points de suspension qui tombent soyeusement dans le silence. Puis : vous avez vu tout ça ???
Je suis stupéfaite, personne ne m'a jamais dit cela avec une telle justesse, une telle acuité. Je m'arrête de parler. En quelques minutes le timide visiteur a lu en moi sans façon, révélant avec clarté ce que j'ai peine à m'avouer. Vous écrivez vous aussi ? Je tente une approche pour détourner la conversation de ma grande confusion. Il répond : il n'est pas nécessaire d'écrire pour ressentir les mots. Il a raison, c'est sûr. Encore un temps de silence. Je réfléchis. Puisque vous êtes si clairvoyant, permettez moi de vous proposer une amorce de réponse. Cette mise à distance des grandes colères, des indignations, des douleurs est la seule chose qui permette d'agir, enfin. Être submergé par la violence des ressentis paralyse. Je m'en défends de façon constante. Et raisonnée.
Ou alors, ajoute-t-il doucement, les émotions fortes bouchent la sortie et ne permettent pas d'exprimer ce qui est à l'intérieur. Il semble qu'il y ait dans cet homme beaucoup de mots qui n'ont pas trouvé la sortie de secours. Je me trompe peut être, et me contente d'un banal oui, certainement. Puis je reprends. En tout cas, la distanciation est certainement la condition sine qua non de la création à propos de tout ce qui suscite tristesse, révolte et désespoir. L'insupportable devient art parce qu'il refuse de devenir haine, parce qu'il garde la force, et la vie, intactes. Nous sommes d'accord. Je n'ose plus rien dire, juste encore, merci beaucoup.
Au fait. La conversation ne s'est pas sans doute pas déroulée avec ces mots exacts, mais la vérité de l'échange fut aussi claire pour moi que ma colère est souvent noire !
Et donc ... quelques mots pour présenter ma démarche sur des chemins tortueux ... et "protéiformes" comme disait avec humour un autre visiteur de l'expo !
J'ai réalisé ces tableaux en atelier sous la conduite oulipienne du peintre Pierre Desvaux en juillet dernier à Aubazines - Corrèze (stage basé sur la notion de palindrome : mot ou phrase qui peut se lire aussi bien de droite à gauche que l'inverse. Ex : radar, kayak, "un art luxueux ultra nu"... etc.)
Pour mémoire, l'Oulipo (OUvroir de LIttérature POtentielle) est un mouvement artistique créé en 1960 , auquel ont appartenu, entre autres, Raymond Queneau, Georges Perec, ou Italo Calvino. Les jeux littéraires sont basés sur la notion de consigne, ou de contrainte, au travers desquelles l'imagination est appelée à se développer sur une multitude de lignes directrices quasi mathématiques qui n'excluent pas la fantaisie débridée : en effet, tout en suivant la même consigne, chacun y enserre sa personnalité et son esprit créatif, ce qui produit des résultats sans apparences communes.
Mon imaginaire n'est pas, sur ce projet, tout à fait au beau fixe dans un monde dont l'image s'assombrit, mais le but de l'art, quel qu'en soit le résultat, n'est-il pas de faire de "tout", un objet de création. C'est peut être une façon de le rendre meilleur qu'il n'est ; le monde, je veux dire.
aux confins de la peur
l'acier nappe d'un cri
l'engrenage métallique des eaux
et l'ombre des guerriers
sous la terre mécanique
quelle femme en douleurs
brave le vent orange
et les soleils morts nés